23_3_7 Commentaires- Politique et nucléaire : une histoire d’échelles de temps

Yves Bréchet

Ancien élève de l'École polytechnique, docteur en sciences des matériaux, Yves Bréchet est membre de l'Académie des sciences. Il occupe en 2018-2019 la chaire « Innovation technologique » au Collège de France. Il a été haut-commissaire à l'Énergie atomique entre 2012 et 2018. Il est actuellement directeur scientifique de Saint-Gobain, président du conseil scientifique de Framatome, et professeur associé aux universités de McMaster (Canada) et Monash (Australie).

Du point de vue scientifique, le nucléaire mêle les échelles de temps, depuis les événements élémentaires de la réaction en chaîne, en passant par les mécanismes de vieillissement des matériaux, jusqu'aux échelles de temps très longues de la gestion des déchets.

Du point de vue industriel, l'industrie électronucléaire nécessite des engagements dans la durée pour la conception, la réalisation, le déploiement des réacteurs, des usines de fabrication de combustible, des usines de traitement des déchets et des sites de stockage des déchets ultimes.

Du point de vue politique, les échelles de décision sont percutées par les échéances électorales et les calculs de tactique politicienne.

Face à ces trois problèmes, l'urgence des mesures efficaces à prendre face à la crise climatique nécessite de mettre en œuvre des technologies validées, et de disposer des outils industriels ainsi que du vivier de compétences scientifiques et techniques permettant de passer rapidement à l'action. Cet article est dédié à la mémoire de Jean Baechler, qui le premier attira mon attention sur cette question essentielle des échelles de temps pour penser l'énergie nucléaire.

La crise énergétique, crise prévisible, crise annoncée, crise ignorée par les décideurs jusqu'à ce qu'elle s'impose dans son évidence douloureuse, résulte de la perte de vision d'ensemble, et de l'illusion d'une industrie sans inertie, d'un outil industriel mobilisable au claquement de doigts, de décisions opportunistes aux conséquences délétères et pérennes.

On abordera la crise énergétique et les problèmes de l'électronucléaire avec ce regard des échelles de temps. Une prise de conscience trop longtemps différée conduit à reconstruire un État stratège avec des politiques responsables et des ingénieurs et scientifiques qui, ne se cachant pas les difficultés, se mettent en ordre de marche pour le résoudre. Il est illusoire de prétendre résoudre en trois mois les dommages de quinze ans de politiques énergétiques et industrielles irresponsables. Il est légitime d'espérer que la prise de conscience actuelle puisse donner le coup de fouet indispensable au redressement. Il est du devoir des scientifiques, des ingénieurs et des citoyens de se mobiliser pour agir dans la durée avant qu'il ne soit définitivement trop tard.

La fourniture d'électricité aux citoyens*

La fourniture d'électricité aux citoyens est un enjeu de souveraineté, et pourtant, jusqu'à récemment, la solution « nucléaire électrogène » a été dévalorisée a priori.

Les réflexions actuelles sur ce que devrait être le « mix » énergétique, la place que le nucléaire devrait y tenir et les moyens d'y parvenir devraient être fondées sur des objectifs facilement justifiables qui relèvent des devoirs de l'État.

Il s'agit de fournir de l'électricité aux citoyens de manière fiable, sûre, à faible coût, indépendante des vicissitudes géopolitiques, à faible production de CO2 et reposant sur des techniques validées. Cela impose de promouvoir les recherches permettant de surmonter les verrous technologiques ou organisationnels et de gérer les multiples aspects de la production, du transport, du stockage, de la distribution et de la consommation d'énergie, selon un scénario réaliste. Le réalisme implique notamment de tenir compte des longs délais nécessaires pour passer de technologies nouvelles validées en laboratoire à des « objets industriels », et des risques de déstabilisation des réseaux liés au caractère intermittent des énergies dites renouvelables.

L'urgence même de la crise climatique nécessite de déployer des technologies disponibles, et non de faire des paris sur des technologies « à venir », pour cette raison simple qu'on ne saute pas d'un avion en espérant tricoter le parachute avant de s'écraser au sol.

On ne peut que déplorer que cette recherche d'un optimum sous des astreintes techniques et économiques soit traitée en prenant essentiellement en compte des contraintes artificielles quant à la proportion des différentes sources d'énergie dans le mix retenu. Depuis longtemps, cette façon de biaiser le problème apparaissait de façon évidente comme une stratégie antinucléaire, voire anticapitaliste. La crise gazière résultant du conflit russo-ukrainien a révélé ce qui était une évidence : la gestion de l'intermittence nécessite des moyens pilotables ; si les ressources hydroélectriques sont saturées et qu'on se prive du nucléaire, le gaz reste la solution de référence pour assurer la stabilité du réseau… Et, quand le gaz vient à manquer, c'est la panique énergétique. L'Europe a réussi ce chef-d'œuvre d'absurdité de se mettre en dépendance pour ce qui est du sang de son économie, la France en rajoutant une couche dans l'ubuesque en s'efforçant de décarboner une électricité déjà à 90 % décarbonée, parce qu'à 75 % d'origine nucléaire. Le tout selon une « bonne conscience écologique » qui laisse pantois, rappelant l'avertissement d'Euripide : « Les dieux aveuglent ceux qu'ils veulent perdre. »

Le nucléaire est un atout majeur dans la décarbonation de nos sociétés, un avantage concurrentiel du point de vue de la souveraineté énergétique et industrielle de notre pays. Et il faut une guerre pour qu'enfin nous en prenions conscience ! Devant un déni de réalité qui dure depuis au moins deux décennies, il est légitime de se demander la cause d'un tel aveuglement.

On peut toujours invoquer la question de la dangerosité et de l'impact sur la santé publique. De ce point de vue – l'impact des différentes sources d'énergie sur la santé des travailleurs et du public –, l'écart est considérable entre, d'une part, la réalité des faits et, d'autre part, la couverture médiatique des études, les déclarations et les opinions largement répandues. Il faut rappeler qu'aucune source d'énergie ne présente de risque nul et que, comparé au nucléaire, le nombre de morts à production égale est plus de 1 800 fois plus important pour le charbon, 250 fois pour la biomasse, 15 fois pour l'hydraulique et… 1,7 fois pour l'éolien (en prenant en compte les accidents de Tchernobyl et de Fukushima). Il n'y a pas mystère à cela ; la raison en est la prodigieuse intensité énergétique du nucléaire : rapporté au kWh produit, le nombre de morts est ridiculement faible.

Parmi les « marronniers permanents » se trouvent la question du démantèlement et des déchets, et celle de la disponibilité du combustible. Et là encore les faits sont têtus : le démantèlement des centrales est une technologie maîtrisée. Il y a des dizaines de réacteurs démantelés de par le monde, mais cette activité ne créera pas des emplois à la mesure de ceux que la fermeture des centrales a supprimés, et il s'en faut d'un facteur 10. La gestion des déchets est garantie par la technologie de vitrification couplée au stockage géologique profond, deux technologies sur lesquelles la France a une avance reconnue, et une capacité à la procrastination qui laisse perplexe.

               La question des ressources en uranium est résolue dans le court terme par la multiplicité des fournisseurs, et, à tout prendre, je préfère dépendre du Canada et de l'Australie pour l'uranium plutôt que de la Russie pour le gaz. À plus long terme, la technologie des neutrons rapides et de la fermeture du cycle, technologie dans laquelle la France disposait d'une avance importante, permet de valoriser l'uranium appauvri, de réduire la quantité de déchets ultimes et d'assurer l'indépendance énergétique du pays pour plusieurs centaines d'années. C'est cette technologie qui vient d'être abandonnée, à la suite de l'arrêt du projet Astrid (au moment même où les Chinois lançaient son équivalent). C'est là une décision qui restera dans l'histoire comme un modèle de stupidité ou de cynisme. On laisse sa marque comme on peut…

On le voit, l'évidence des faits ne suffit pas à provoquer la prise de conscience du caractère essentiel du nucléaire dans notre économie et ce n'est que la menace de la pénurie énergétique qui nous réveille de notre sommeil doctrinaire.

Au cœur du problème : l'acceptabilité du nucléaire

Malgré ces évidences, il semble bien que le nucléaire soit singulier vis-à-vis de la perception qu'en a la société, et peut-être plus encore via l'image qu'en donnent les faiseurs d'opinion. C'est qu'il est au confluent de trois des composantes majeures des évolutions sociales : la fourniture de l'énergie à nos concitoyens, l'impact sur la santé publique et, enfin, la gestion de la temporalité.

Ce confluent se situe dans un paysage beaucoup plus global que le nucléaire, celui de la désaffection pour les sciences et de la disqualification des experts. Depuis quelques années nous vivons en effet ce que l'on peut appeler une « disqualification des experts ». Il est devenu presque impossible d'énoncer dans la sérénité un avis qui s'appuie sur une expertise reconnue par la communauté scientifique sans se voir immédiatement soupçonné de « conflit d'intérêt ». Il semble que tout le monde ait le droit d'être écouté quand il donne son avis sur un problème qui le concerne en tant que citoyen, sauf ceux-là mêmes qui, ayant une connaissance du sujet, pourraient donner un poids supplémentaire à leur avis. Il y a là une dérive grave et profonde qui dépasse de loin la question du nucléaire : un primat donné à l'origine par rapport au contenu.

C'est dans ce contexte d'une culture du soupçon que se positionne la question de l'acceptabilité du nucléaire, mais aussi plus généralement celle de l'acceptabilité de l'innovation scientifique ou technique.

Toute décision sur les choix énergétiques qui ne se limite pas à un exercice de communication doit prendre en compte les échelles de temps pour sa mise en œuvre, que ce soit le temps nécessaire pour qu'une avancée scientifique puisse se traduire en un objet technologique, pour qu'une technologie atteigne sa maturité industrielle ou pour qu'un tissu industriel puisse se développer afin de mettre en place cette technologie.

Ces différentes échelles de temps sont importantes, aussi bien pour assurer le présent que pour préparer l'avenir. Les technologies que nous déploierons dans vingt ans doivent être mises à l'étude aujourd'hui, c'est chose connue. Les technologies qui peuvent raisonnablement être déployées aujourd'hui ne peuvent être des « objets de laboratoire », aussi prometteurs soient-ils, mais elles doivent avoir atteint un degré de maturité technologique suffisant et s'appuyer sur un tissu industriel solide.

Cela ne se décide pas du jour au lendemain, par décret. La mise en œuvre d'une décision aussi complexe qu'un choix de mix énergétique, qui implique bien autre chose que la seule production d'énergie – en particulier sa distribution et son stockage –, suppose la définition d'un calendrier réaliste et progressif avec, à chaque étape, une décision d'aller de l'avant et une voie de repli possible. Par exemple, on ne peut inclure des énergies intermittentes (dites « fatales ») dans un réseau centralisé qu'à la mesure où les moyens de distribution et de stockage sont présents et convenablement ajustés. Cela demande des investissements importants et donc progressifs. Les échelles de temps impliquées dans ces processus sont de l'ordre de plusieurs décennies, tout comme n'importe quel changement profond d'un système industriel.

Ne pas préparer les technologies dont on pense qu'elles ont un avenir est imprévoyance ; ne pas voir qu'elles devront longtemps coexister avec les technologies d'aujourd'hui, et forcer le rythme au-delà de ce que la science et la technologie permettent, relève de l'imprudence ; lancer cette évolution sur la simple foi d'une idée à la mode dont on ne saurait encore déterminer de manière claire et quantifiée sa capacité à remplir les besoins de notre société relève de l'inconscience.

De la distinction entre le possible et l'affichage

La préparation d'un scénario énergétique demande de structurer et de combiner des informations les plus diverses sur la démographie, sur les besoins énergétiques de la population suivant différents modes de consommation et sur les moyens de production de l'énergie mise sous la forme de différents vecteurs énergétiques. La complexité du problème a conduit au développement d'outils de construction de scénarios comme autant de produits de convolution d'informations de natures très diverses où l'on perd de vue : les hypothèses faites et leur fiabilité, la nécessaire compatibilité des solutions proposées avec les exigences de la science et de l'ingénierie et même les objectifs que l'on s'était donnés comme buts à atteindre in fine.

Le nombre d'habitants d'un pays est une donnée démographique extrapolée de façon plus ou moins fiable à partir de la situation actuelle. Les hypothèses sont à peu près partagées entre les différents scénarios, et elles sont plausibles. Cependant, pour un pays donné à un instant donné, ayant un nombre d'habitants donné, il est indispensable d'estimer la quantité d'énergie consommée (ou « besoin énergétique ») par habitant et par an, et de mettre en regard les moyens de production.

La quantité d'énergie consommée par les habitants d'un pays donné dépend d'hypothèses faites sur les modes de vie (habitudes et contraintes liées au logement, au travail, aux déplacements, à la consommation, etc.) et sur les besoins industriels1. Dans de nombreux scénarios disponibles sur la place publique, les hypothèses faites sur la demande énergétique dans son ensemble sont très difficiles à évaluer, et même à discerner. Elles résultent d'une combinaison de termes hétéroclites, s'agissant des comportements d'une part (à quelle température chauffe-t-on un appartement ?) et des solutions techniques d'autre part (quelle est l'efficacité de l'isolation thermique ?). Ce qui relève de la technique est chiffrable ; la compatibilité avec les technologies existantes ou plausibles est objective. Ce qui relève des comportements ne l'est pas. La convolution des comportements et des solutions techniques apparaît difficilement compréhensible.

Ainsi, dans les scénarios actuellement proposés, la pertinence des affichages est directement liée à l'acceptabilité par la population de certains comportements… ou à l'efficacité des mesures de rétorsion. De plus, la compatibilité des solutions techniques envisagées avec des technologies réalisées ou réalistes devrait être un passage obligé, et un prérequis de tout affichage, en particulier dans l'optique de sobriété, mais pas seulement.

L'énergie est fournie par les vecteurs électriques ou par des hydrocarbures. Elle est produite par une combinaison de moyens de production, carbonés ou décarbonés. C'est ce volet « production d'énergie » qui devrait apparaître clairement dans tout scénario. La production énergétique doit correspondre aux besoins, en autorisant éventuellement une importation ou une exportation de ressources énergétiques. Sa fourniture est réalisée à l'aide de vecteurs énergétiques, principalement électrique, ou sous forme de chaleur ou à base d'hydrocarbures. Le vecteur hydrocarbure est remarquablement efficace, mais il a un impact majeur sur les émissions de CO2. Le vecteur électrique est très souple dans ses domaines d'application, mais il présente des limitations intrinsèques en termes de stockage et de transport. Il résulte de ces faits d'expérience des limites aux mix énergétiques possibles : de fait, les mix énergétiques doivent assurer la stabilité du réseau et la part de stockage rendue nécessaire par les décalages temporels entre les besoins de consommation et les capacités de production. Ces capacités doivent être compatibles avec les moyens de stockage, essentiellement hydrauliques à ce jour.

Un troisième vecteur énergétique a aujourd'hui les faveurs du politique : il s'agit de l'hydrogène. Actuellement produit pour l'essentiel par reformage du gaz naturel (avec force émission de CO2), on espère le produire par électrolyse de l'eau à partir de l'électricité venant des énergies renouvelables, résolvant ainsi du même coup le problème de l'intermittence. C'est « beau comme l'antique », propre à séduire le politique et à briller dans les salons. Sauf que « le diable est dans les détails » : comment concevoir l'électrolyseur qui devra travailler à haute température ? Comment transporter l'hydrogène, qui est un élément extrêmement furtif, diffuse partout et s'échappe dès qu'il en a l'occasion ? Comment distribuer de façon sûre chez les particuliers du gaz qui est sans odeur et a une propension préoccupante à exploser ?

Et enfin comment prioriser les usages possibles de l'hydrogène, dans la décarbonation des transports, dans la décarbonation des aciéries par réduction directe des oxydes de fer, par substitution totale ou partielle dans les fours chauffés au gaz ? Ces quelques remarques sur les « détails techniques » mettent le doigt où cela fait mal. Il semble que la politique énergétique soit devenue une conversation dans les salons dorés de la République plutôt qu'un travail solide consistant à se demander ce qu'il est raisonnable et possible de faire au lieu de s'intéresser principalement à ce qu'il est loisible d'annoncer qui puisse être « inaugurable » dans le temps d'un mandat.

Du fait de ces astreintes, les mix énergétiques devraient être construits comme des optimisations d'une fonction objectivement définie sur un ensemble de valeurs : émissions de CO2, indépendance énergétique du pays, coût de l'énergie, etc. Les scénarios disponibles sur la place publique n'ont pas été élaborés selon cet objectif clair d'optimisation sous astreinte telle que définie ci-dessus. Les objectifs ont été donnés comme des astreintes sur la composition du mix (pourcentage de nucléaire, proportion d'énergies renouvelables, etc.) sans jamais poser la question de la compatibilité des mix énergétiques avec les astreintes techniques imposées (par exemple, les conditions de stabilité du réseau), ni utiliser les objectifs comme outils de construction du mix. Il en résulte une collection de scénarios non optimisés vis-à-vis d'objectifs mal définis, non hiérarchisés et dont on ne s'assure pas qu'ils soient techniquement réalisables.

Qu'il s'agisse d'étudier l'aspect « consommation d'énergie », ou « besoins énergétiques », ou l'aspect « production d'énergie », il est impératif de remettre la réflexion technique au cœur de la démarche. Il est indispensable que les astreintes de « compatibilité de la production avec la consommation », intégrant les capacités de stockage et les intermittences, soient un filtre non négociable de tout scénario proposé. Il est indispensable que la stabilité du réseau soit assurée grâce à une analyse rigoureuse et validée. Il est indispensable enfin que les fonctions d'optimisation soient explicitées et utilisées comme outil de construction de chaque mix énergétique.

C'est en payant ce prix d'une démarche rigoureuse que les scénarios seront une contribution valable à la mise au point de véritables outils de prospective. Le sérieux de ces analyses ne peut être jugé qu'à l'aune de leur compatibilité avec les exigences de la technique.

Par contraste, dans tous les scénarios analysés, la discussion dans le débat public porte en premier lieu sur l'affichage des volontés politiques. Cela conduit à des hypothèses dont on n'interroge jamais le réalisme d'un point de vue technique, et qui ne sont là qu'en support d'une volonté affichée, comme si « l'intendance suivrait ». Or, si la technique n'a pas à dicter la volonté politique, elle en limite l'étendue.

Convenablement mené, l'exercice de scénarisation pourrait justement conduire à la définition de programmes de recherche permettant de « déplacer les limites données à la volonté politique ». Mais, pour cela, il est impératif de commencer par expliciter les limites techniques posées actuellement, leur incidence sur les limitations rationnelles du volontarisme, les conséquences d'une modification éventuelle des limites techniques, et enfin les programmes de recherche qui en résultent. À prendre le problème à l'envers, c'est-à-dire en considérant que la volonté affichée prime indépendamment des capacités techniques, on se met dans l'incapacité de définir des programmes de recherche pertinents. Une fois le soufflé retombé, nous verrons émerger dans la myriade de scénarios disponibles ceux qui sont techniquement réalisables et économiquement viables, et pour de nombreuses années encore le nucléaire demeurera une composante essentielle de notre bouquet énergétique, la mieux à même de remplir les exigences d'une société énergivore.

La question du positionnement du nucléaire dans les mix électriques ne fait sens qui si elle s'intègre dans une refonte profonde de la réflexion, mettant au cœur du problème l'analyse des difficultés techniques en regard des objectifs recherchés.

Mais reste que le désamour du politique et du public pour le nucléaire, désamour que la crise énergétique actuelle tempère, mais sans que la réflexion de fond nécessaire ait vraiment lieu, pose question. Il nous semble qu'une des raisons profondes est spécifique au nucléaire : la nécessité d'appréhender de multiples échelles de temps.

Le nucléaire, une histoire aux temps multiples

Au-delà des réflexions sur les échelles de temps incompressibles (de l'ordre d'une ou de quelques décennies) qui sont illustrées par toute l'histoire du monde industriel, le cas particulier de l'énergie nucléaire amène à se poser la question du temps en des termes plus exigeants encore.

Parmi les technologies industrielles, seule l'énergie nucléaire implique des échelles de temps beaucoup plus longues que la durée de vie raisonnablement escomptée pour la civilisation qui l'a mise en œuvre.

Une autre caractéristique est celle de la « rémanence » de la situation présente : la nature de la technologie nucléaire fait que toute décision la concernant a des conséquences et demande des actions sur plusieurs décennies : on n'arrête pas une centrale comme on coupe le contact d'une voiture. On ne lance pas une filière électronucléaire au terme d'un programme de trois ans d'études.

Pour aborder cette spécificité de l'énergie nucléaire vis-à-vis des échelles de temps « humaines » et les conséquences de cette spécificité, on distinguera trois types d'échelle de temps :les échelles de temps « intrinsèques », liées à la physique du fonctionnement des centrales ou du comportement des déchets ;les échelles de temps « opérationnelles », liées à la capacité de mise en œuvre industrielle ;les échelles de temps « politiques », liées à la nécessité de décisions politiques.

Les échelles de temps « intrinsèques » sont incontournables ; il faut « vivre avec », puisque la physique et la physicochimie ne sont pas négociables. Les échelles de temps « opérationnelles » relèvent de choix économiques et industriels, qui s'inscrivent à la fois dans la décision politique et dans celle du monde économique. Les échelles de temps « politiques » relèvent de choix de la société ou de ses dirigeants, et sont limitées par les exigences incontournables des échelles de temps intrinsèques, ou au moins devraient l'être.

Les échelles de temps « intrinsèques »

Utilisation du combustible : ~ 3 ans

Cette échelle de temps est contrôlée par la physique nucléaire de la réaction en chaîne, qui consomme le combustible, mais aussi par la corrosion du gainage. Elle conditionne les temps de fabrication du combustible : quand on décide de ne pas poursuivre le fonctionnement d'un réacteur, on ne peut pas, « au pied levé », décider de le redémarrer si le besoin s'en fait sentir.

Entreposage en piscine : ~ 50 à 80 ans

Cette échelle de temps est imposée par la thermique de la réaction nucléaire : avant que la chaleur générée ait atteint un niveau acceptable pour que les combustibles utilisés puissent être manipulés, ils doivent être entreposés en piscine pendant 50 ans (voire 80 ans pour les Mox2). Cette échelle de temps signifie qu'arrêter une centrale nucléaire ne signifie pas cesser de s'en occuper, ou la démanteler immédiatement. Le combustible irradié doit être entreposé en piscine et surveillé pendant un temps long.

Durée de vie des déchets radioactifs : ~ 500 à 1 000 000 ans

On distingue les produits de fission qui sont des noyaux plus légers que l'uranium résultant de sa fragmentation, et les actinides qui sont plus lourds et résultent de l'absorption d'un neutron. La durée de vie des produits de fission est de quelques siècles ; celle des actinides (plutonium et actinides mineurs) est de 100 000 ans à environ un million d'années. Cette échelle de temps contrôle la gestion des déchets radioactifs : les produits de fission doivent être confinés pendant des durées relativement courtes (quelques siècles), qui relèvent d'une gestion par des solutions d'ingénierie : la France a choisi (et commercialise) le confinement par des verres. Les actinides sont radioactifs et nocifs sur des durées beaucoup plus longues, de quelques centaines de milliers d'années. On peut choisir des barrières d'ingénierie (confinement par des conteneurs en cuivre comme en Suède) ou des barrières géologiques (confinement dans l'argile), solution qui a été retenue en France.

Les échelles de temps « opérationnelles »

Les échelles de temps « opérationnelles » concernent les actions concrètes à mettre en œuvre, soit pour exploiter une filière électronucléaire, soit pour gérer l'aval du cycle.

Pour une centrale électronucléaire : il faut compter environ 15 ans pour la concevoir, 10 ans pour la construire. Les temps d'arrêt et de redémarrage sont respectivement de 2 heures et de 2 jours. La fréquence du rechargement en combustible est de 3 ans et la périodicité du contrôle est de 10 ans. La durée de fonctionnement, limitée par le vieillissement des composants, est de 50 ans3. Le retraitement du combustible sorti du réacteur et sa refabrication durent environ 7 ans et le démantèlement nécessite 10 à 20 ans. Ces échelles de temps opérationnelles ont des conséquences directes : les temps d'arrêt et de redémarrage rendent le nucléaire difficile à manœuvrer pour faire face à des énergies intermittentes à plus basse fréquence, sauf à lui imposer des modes de fonctionnement l'endommageant. Les échelles de temps de fonctionnement et de démantèlement sont du même ordre, quelques décennies. Le besoin en personnels est d'un facteur 10 en dessous pour le démantèlement. Il faut prendre ces chiffres en compte quand on parle des « emplois du démantèlement ». Les échelles de temps de développement d'une filière sont longues (20 ou 30 ans) et nécessitent une garantie d'engagement pour mobiliser les acteurs industriels.

Pour le stockage, les échelles de temps sont dilatées : la conception et le démarrage nécessitent environ 20 ans, la construction 10 ans et le fonctionnement environ 150 ans. La surveillance, qui doit être de plusieurs siècles, prépare la durabilité qui doit couvrir le million d'années dans le cas du stockage géologique. Par son échelle et sa durée, le stockage géologique profond est « le chantier du siècle ». Une fois la décision prise, elle engagera non pas un gouvernement, mais l'État.

Les échelles de temps « politiques »

  Les échelles de temps « politiques », c'est-à-dire celles qui relèvent d'une décision du législateur ou de l'exécutif, sont moins incontournables et moins objectives que les échelles de temps physique.

  Si le politique souhaite aller au-delà du discours et de l'affichage, il ne peut ignorer les échelles de temps opérationnelles. Et l'importance de la question énergétique pour un pays, son rôle majeur du point de vue de sa souveraineté, ses implications dans le secteur de la politique industrielle, ses conséquences sur la vie quotidienne du citoyen font à mon sens de ces questions une des missions majeures de l'État, au même titre que la défense. L'idée de laisser au marché le soin de réguler les questions énergétiques, l'idée de se défausser de cette responsabilité dans quelque instance supranationale relève à mes yeux au mieux de la naïveté, au pire de la trahison.

L'échelle de temps décisionnelle correspond à la durée des mandatures ou à la durée de validité des lois, soit quelques années à quelques décennies. Les échelles de temps politiques, c'est-à-dire la stabilité nécessaire des politiques pour que les décisions rationnelles soient prises et mises en œuvre, excèdent de beaucoup l'échelle de temps décisionnelle. La tentation est grande de donner en héritage au pouvoir suivant les décisions non prises par le pouvoir précédent, en particulier pour la gestion des déchets. D'où l'importance de lois telles que la loi Bataille qui légifèrent pour les temps longs.

Examinons maintenant ces questions « politiques » qui doivent transcender les exigences de la communication quotidienne, qui semble devenue l'alpha et l'oméga de l'action politique.

Échelles de temps et réserves énergétiques : 2 à 1 000 ans

L'énergie est essentielle à la vie. Dans le cas de situations géopolitiques tendues, il importe de connaître la dépendance de notre pays en termes de ressources énergétiques, avec les technologies actuelles, et avec les technologies actuellement accessibles (4e génération des réacteurs nucléaires). Cette robustesse des ressources, analysée au prisme de la fiabilité des fournisseurs, est un élément important pour les décisions à venir. Les réserves énergétiques « temporaires » (en cas d'embargo) sont de 2 ans : c'est à la fois beaucoup (à cause de la densité énergétique de l'uranium) et peu au regard du faible pourcentage d'uranium effectivement utilisé (et de la nécessité de l'enrichir). La technologie des neutrons rapides, utilisant le plutonium et l'uranium appauvri, amènerait ces réserves énergétiques à 1 000 ans.

Échelles de temps de la gestion des déchets nucléaires

La question des déchets est depuis longtemps perçue comme un problème clé de l'énergie nucléaire. Il est perçu comme tel à cause des échelles de temps impliquées. Ces échelles de temps ont conduit à une certaine confusion, entretenue à dessein. Il est inexact qu'on n'a pas de solution à ce problème : le confinement par les verres pour les produits de fission, et par l'argile pour les actinides, est parfaitement opérationnel pour répondre aux temporalités imposées par la physique.

En revanche, le politique a introduit de nouvelles échelles de temps qu'il importe de prendre en compte, tout en ayant conscience de leur caractère « sociétal ». La loi sur le stockage géologique impose une période de réversibilité de 100 ans. L'esprit de cette demande est de laisser le temps d'étude nécessaire pour mettre éventuellement en œuvre une stratégie de transmutation qui permettrait de réduire encore (idéalement à zéro) les actinides à longue durée de vie. Une centaine d'années est une estimation du temps nécessaire aux travaux scientifiques et techniques pour étudier le réalisme de telles solutions. Il est important de comprendre que cette demande de réversibilité n'est pas la conséquence d'une imperfection de la solution de stockage mise en œuvre, mais une mesure vis-à-vis de la possibilité d'avoir une meilleure solution. Cette mesure a un coût car elle rend plus complexe la réalisation du stockage géologique profond. Une fois le stockage réalisé, il est prévu qu'il soit surveillé pendant quelques siècles (ce qui est sans doute l'échelle de temps de viabilité d'une réalisation de génie civil en surface). Cette échelle de temps est en fait assez arbitraire et relève plus de la mesure psychologiquement rassurante que de la décision rationnelle. La fiabilité du stockage doit être garantie pour environ 100 000 ans à quelque 106 ans : c'est la géologie qui, pour la France, sera en charge d'assurer la sécurité sur des temps… géologiques.

Échelle de temps de la gestion des accidents nucléaires : ~ 20 à 100 ans

Il s'agit là des échelles de temps envisagées pour l'évacuation des populations et pour la décontamination d'un site à la suite d'un accident nucléaire. Cette échelle de temps nécessiterait, pour reposer sur une base rationnelle, une analyse dépassionnée de ce que nous apprennent la radiobiologie et le retour d'expérience des deux accidents majeurs (Tchernobyl et Fukushima) en termes d'effets des faibles doses. Il est impératif que les critères de « remise au vert » soient ainsi établis, faute de quoi les durées et les coûts de décontamination croîtront sans limite et sans qu'aucun bénéfice n'en résulte pour les populations.

Si un décideur politique ne peut s'élever à ce niveau de décision sur le long terme, si une classe politique est incapable de comprendre que les politiques énergétiques ne peuvent pas changer au gré du calendrier électoral, mais nécessitent une instruction technique en profondeur, si tout cela continue à être traité à l'aune de la communication politique, alors nous en sommes arrivés bien proche du moment où les coureurs de char et les danseurs de mime gouvernaient les décisions des empereurs romains de la décadence.

Nucléaire et politique

Le problème de l'acceptabilité de l'énergie nucléaire n'est pas une simple conséquence d'une origine maudite dans l'ombre de Hiroshima et Nagasaki. Si elle s'inscrit dans la désaffection des populations pour les sciences et dans le grand mouvement de disqualification des experts qui accompagne ce que Gérald Bronner appelle la « dérégulation du marché cognitif », elle n'est pas pour autant réductible à cela.

Nous avons, dans cette contribution, essayé de défendre la conjecture suivante : c'est la multiplicité des échelles de temps impliquées et leur incommensurabilité avec celles qui nous sont coutumières qui pervertissent notre intuition des phénomènes et rendent particulière la relation nucléaire/décision politique. Rationnellement évident (quoi de plus raisonnable que de brûler une matière aussi inutile, hors son application nucléaire, que l'uranium ?), objectivement sûr (les chiffres sont là, têtus, irréfutables), stratégiquement incontournable (par sa contribution à notre souveraineté), le « choix nucléaire » demeure intuitivement suspect parce que les échelles de temps à considérer relèvent plus de l'éternité que du quotidien.

Au niveau politique, les échelles de temps que nous avons dégagées donnent une idée de la nature singulière de l'industrie électronucléaire. L'ampleur des investissements nécessaires exige une intervention active de l'État. Les échelles de temps opérationnelles montrent clairement la nécessité d'avoir une politique et des engagements industriels sur des échelles de temps qui sont largement au-delà des durées habituelles de mandature, semblable en cela aux exigences temporelles d'une politique de défense.

Cette nécessité de « penser dans la durée » exige de remettre au cœur de la réflexion l'analyse technique du problème. Le politique n'a pas à être scientifique et il tire sa légitimité politique de l'élection. Mais la rationalité de ses décisions ne peut se dédouaner de cette réflexion de fond, et cette réflexion de fond ne peut être menée que s'il dispose au sein de sa structure décisionnelle de conseillers en état d'analyser ou de faire analyser les dossiers, et ayant à cœur de dire ce qui leur semble vrai et non ce qui plaira à leur ministre. C'est comme cela que le programme électronucléaire a été lancé sous la présidence de Georges Pompidou par le Premier ministre Pierre Messmer. C'est cette politique mise en œuvre sous la férule de Marcel Boiteux4 (l'un des plus grands économistes de son temps) qui s'est déployée sur plus de deux décennies, d'un gouvernement à l'autre.

C'est cette vision politique au sens noble du terme qui fait défaut depuis deux décennies. C'est cela qu'il nous faut retrouver aujourd'hui.

Notes:

[1] Les besoins industriels représentent actuellement en France le quart de la demande, et cette proportion est en baisse en raison de la décroissance du secteur industriel, et non de pratiques d'économie ou d'efficacité énergétique.

[2] Un Mox (abréviation de « mixed oxydes ») est un mélange d'oxydes issu du traitement du combustible usé des centrales nucléaires.

[3] Les autorités de sûreté américaines viennent d'autoriser la prolongation de la durée de vie de leurs réacteurs, similaires à ceux du parc français, jusqu'à 80 ans.

[4] Voir l'hommage que lui a rendu Christian Stoffaës dans Commentaire à l'occasion du centenaire de sa naissance : « EDF : entre crise et nostalgie de l'âge d'or », n° 180, 2022.


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