22_03_14_APCA lettre éco N°424 : le désastre

Lettre éco n°424- Mois de Mars 2022

Editorial par Thierry POUCH
Thierry Pouch est analyste économique de l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, et membre de l’Académie d’agriculture de France.

Difficile de ne pas traiter d’une actualité géopolitique qui, au regard de ses incidences sur l’économie
et sur l’agriculture, attise les inquiétudes, et installe les sociétés dans un climat anxiogène. Difficile,
surtout, de ne pas mettre en perspective historique une guerre qui, d’une certaine manière, semble
clore un cycle, celui d’une mondialisation dont les promesses apparaissent aujourd’hui anéanties. Les
certitudes d’hier se fracassent désormais sur le chaos du monde, lequel entraîne dans son sillage un
secteur agricole déjà plongé dans l’incertitude inhérente aux ambitions qui lui ont été fixées.


Il n’en fallait pas plus pour pointer du doigt les embarras de l’économie française en matière de flux commerciaux, de compétitivité, et relancer le récurrent débat sur l’érosion de la compétitivité du pays, ou, plutôt, de ses entreprises. Les résultats du commerce extérieur ont en effet été publiés par les Douanes, et ils ne sont franchement pas bons. Le déficit est de – 84,7 milliards d’€ (chiffre calculé avec matériel militaire en FAB/FAB, c’est-à-dire compte non tenu des frais de transport et d’assurance (Franco à Bord)). Si l’on tient compte, à l’importation, des coûts de l’assurance et du fret, le déficit hors matériel militaire, s’alourdit et franchit le seuil des – 100 milliards d’€, (– 108 exactement), c’est-à-dire davantage que la somme dédiée au premier plan de relance français. Il appartiendra à l’histoire de juger les conséquences d’une mondialisation qui pourtant, à l’origine, était annoncée heureuse. La démocratie de marché triomphait du bloc soviétique. Dès le lendemain de la dislocation de ce bloc, l’attrait russe pour l’Occident s’est affirmé, avec cette quête de prendre comme exemple son régime politique et son économie de marché, nourri par cela même d’un espoir d’être accepté, voire intégré par lui.

Du côté de la Russie, cet espoir avait été affiché par le Ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine, Andreï Koryzev. Les premières fissures apparaissent lorsque son successeur, Evgueny Primakov, amorce une réorientation de la politique étrangère russe, davantage tournée vers l’Asie. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, la bifurcation opérée antérieurement est consolidée en 2003, en dépit de l’esprit de conciliation avec les Etats-Unis qui ponctue les premières années de sa présidence. On connaît la suite. La défiance s’installe entre l’Occident et la Russie, pays qui, historiquement, s’est toujours senti encerclé par des forces occidentales hostiles.

Les vingt années qui suivent se sont caractérisées par des escalades verbales, souvent structurées autour de menaces en tout genre, pouvant être résumées dans ce triptyque qui anime la Russie : « Russie en hausse, Amérique en baisse, Europe sur la touche ». Février 2022 restera dans l’histoire du monde comme un tournant, une illustration de l’échec manifeste et cruel de la mondialisation et de sa promesse de construire un monde pacifié. Les signes annonciateurs d’un tel désastre étaient pourtant perceptibles depuis le 11 septembre 2001, faisant dire en 2015 à ce regretté spécialiste des relations internationales, Pierre Hassner, que l’époque était celle de « La revanche des passions, des métamorphoses de la violence et des crises du politique ».

Le désastre est bel et bien là. Il ouvre une période de grande incertitude et oblige à une révision drastique de toute l’organisation du monde. Pour le moment, l’état présent des relations
internationales et le ton guerrier qui en constitue l’axe central,propagent de redoutables turbulences sur les marchés agricoles, déjà secoués par un regain de croissance de l’économie mondiale depuis la fin de l’année 2020. Flambées des prix des produits de base, alourdissement inédit des charges pesant sur les agriculteurs et singulièrement sur les éleveurs, sans oublier cette montée de l’insécurité alimentaire dont la FAO n’a cessé, depuis quatre ans, d’en souligner la triste réalité. La guerre qui
se déroule à une poignée d’heures d’avion de Paris a d’ores et déjà exacerbé cette folle dynamique. Avec le blocage des ports de la Mer d’Azov et de la Mer Noire (Marioupol et Odessa), empêchant la sortie de dizaines de millions de tonnes de céréales par bateaux, les cours du blé et du maïs s’envolent (près de 400 € la tonne de blé). Car l’Ukraine et la Russie forment près d’un tiers des exportations mondiales de blé. Que dire par surcroît de ce qui se déroule sur le marché des produits énergétiques ?

Il suffit de rappeler que – comment l’omettre – les principaux pays importateurs de céréales se situent sur le pourtour de la Méditerranée, pour comprendre que le renchérissement abyssal des prix constitue une menace pour la stabilité politique de ces pays, l’expérience encore vivace des Printemps arabes étant dans toutes les mémoires. A tel point que les Etats-Unis envisagent de subventionner ces pays pour sécuriser leurs approvisionnements et contenir les probables soulèvements
des populations.

Quant à l’Europe, l’heure des choix agricoles arrive. Engluée mais pourtant combative – dans des ambitions écologiques qui ont déjà fait parler d’elles au travers des fameuses études d’impacts qui ont mis au jour les risques de décrochage des productions, des exportations et du revenu agricole, Bruxelles et les Etats membres se doivent de réviser leurs projets, sans doute à la baisse, et ainsi d’accepter que la production demeure un irréfragable impératif. La contraction de l’offre mon-
diale, imputable aux dégâts occasionnés par la guerre russo-ukrainienne, appelle une augmentation des volumes ailleurs, et, du fait de sa position céréalière dans le monde, singulièrement dans l’UE.

Les forces productives agricoles doivent être débridées, perspective qui pourrait secouer les équilibres internes dans l’UE. Cela ne peut être bien évidemment dissocié d’une vaste réflexion collective, à bien des égards déjà engagée, sur les nouveaux modèles productifs à déployer afin qu’ils soient moins dépendants des intrants extérieurs.

L’humanité, du moins une partie d’entre elle, a naïvement cru que l’on pouvait, à l’issue de la guerre froide, vivre de liberté et d’universalité, caressant ainsi, peu ou prou, le vieux rêve kantien d’une paix perpétuelle. Les dramatiques expériences du XXème siècle, le regain de tensions et de menaces qui entoure les sociétés depuis plus de trois décennies, constitue une force de rappel montrant que le fait national demeure, et que l’utopie technologique d’une entente entre les peuples, offrant une voix à chacun en écartant toute autorité, s’est fracturée sur le récif des passions nationales, chacune d’entre elles puisant dans son histoire propre.

Suggérons au lecteur de cet éditorial rédigé dans un contexte difficile, de méditer ce que Raymond Aron, en 1957, dans une conférence donnée à la London School of Economics, pensait des relations internationales : « aucun régime économique par lui-même n’écarte les risques de guerre parce qu’aucun ne met fin à l’état de nature qui règne entre souverainetés rivales. Aucun ne garantit que les Etats cesseront de s’imputer de sinistres desseins et qu’ils préfèreront la coopération à la rivalité et les compromis aux combats ».


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