22_03_13_Fondation Robert Schuman : Crise alimentaire mondiale : entre repli et responsabilité, l’Europe doit choisir

Emmanuelle DUCROS
Journaliste pour le quotidien français L’Opinion,
spécialiste de l’agriculture et de l’alimentation.


POLICY PAPER n°627 04 avril 2022

La déstructuration profonde des échanges alimentaires mondiaux, conséquence de la guerre menée à l’Ukraine par la Russie, force toutes les puissances agricoles de la planète à se poser laqu estion de leur place sur l’échiquier mondial de la satiété – ou de la faim. C’est le cas au premier chef de l’Europe.

Un tsunami alimentaire naissant, une vague dont on commence à peine à percevoir la puissance dévastatrice. Outre les exactions de guerre, outre le drame que vivent les populations civiles, l’invasion de l’Ukraine par la Russie laisse un trou béant dans le garde-manger mondial. Avec le gel des transactions financières entre une bonne partie du monde et la Russie, la mise au ban commercial du pays, les perturbations de l’économie agricole ukrainienne, privée d’une bonne partie de ses bras, et la fermeture des routes commerciales au départ des ports de la mer d’Azov, des denrées cruciales viennent à manquer dans les échanges internationaux. C’est ce qui a conduit les Nations unies à mettre en garde contre un « ouragan de famines » à venir. Les mots sont terribles. Ils devraient nous glacer, surtout ici, en Europe.

L’EUROPE, PUISSANCE AGRICOLE DE PREMIER PLAN

L’Union européenne, première puissance agricole mondiale, doit évidemment se poser la question de son rôle et de ses moyens d’action. Elle doit aussi s’interroger sur la place qu’elle veut tenir, à l’avenir, sur la scène géopolitique alimentaire. Car la nourriture, c’est de la diplomatie, une diplomatie de paix ou de guerre, selon qu’elle est partagée, commercée ou retenue. En 2019, selon les chiffres de la Commission européenne, la production agricole du continent représentait environ 418 milliards €. La France en est le premier contributeur (18% du total européen), suivie de l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, la Pologne et la Roumanie. Ces États, à eux sept, concentrent plus des trois quarts de la production agricole de l’Union européenne. L’Europe produit pour elle-même, mais c’est aussi la première force exportatrice de la planète : elle assure de 10% à 11% des flux mondiaux de nourriture, une part relativement stable.

Ses exportations de produits agroalimentaires sont, certes, tirées par les exportations de boissons, de vins et de spiritueux. Mais l’Europe reste un acteur puissant du marché du blé. Après la Russie, premier exportateur mondial, l’Union européenne est coude-à-coude avec les États-Unis et le Canada sur le marché de l’export. Ces trois puissances céréalières ont écoulé entre 24 et 25 millions de tonnes chacune en 2020. La France (39 millions de tonnes produites en 2020, la moitié vendue hors d’Europe) constitue la locomotive de la puissance européenne. Son blé irrigue le pourtour méditerranéen et le Moyen-Orient essentiellement. L’Europe est aussi un acteur important des produits laitiers. Ses poudres de lait, réputées pour leurs qualités sanitaires, sont exportées en Asie, en Amérique du Sud, au Maghreb. Elle est aussi un acteur majeur des semences, .la France étant le premier exportateur mondial du secteur. Autant dire que des questions quasi existentielles se posent pour l’Europe, qui s’est engagée, après avoir conquis chèrement, à force de travail et d’union politique, une souveraineté alimentaire qui n’existait pas jusqu’au mitan des années soixante, dans une politique de limitation de ses productions.



UNE REMISE EN QUESTION DE LA PUISSANCE EUROPÉENNE

Il est vrai que des excès ont été commis dans les années soixante et soixante-dix dans les utilisations d’engrais et de produits phytosanitaires. Cela a amené une réflexion nécessaire, cruciale, sur les aspects environnementaux de la production alimentaire. De même, la lutte contre le réchauffement climatique force le secteur à s’interroger sur ses pratiques, à les rendre plus sobres, à limiter les émissions de gaz à effet de serre, voire à penser à des façons de capter le carbone dans le sol. Le conditionnement des paiements de la politique agricole commune (PAC) à davantage de pratiques agroenvironnementales constitue une politique publique efficace. Les conditions de production en Europe se sont améliorées en vingt ans sans commune mesure avec ce qui se pratique ailleurs.

Les normes sont, au sein de l’Union européenne, les plus strictes au monde. Mais peut-être l’Europe, un peu naïvement, a-t-elle oublié que son sol, son climat et son savoir-faire agronomique lui donnent un atout que la plupart des régions du monde n’ont pas : celui de pouvoir produire, en qualité, en quantité, en variété, la nourriture dont elle a besoin, avec des surplus pour les régions du monde moins bien dotées par la géographie.

Peut-être oublieuse, car bien nourrie, de la précarité historique de l’alimentation humaine, l’Europe a choisi de favoriser, via les dernières versions de la PAC, les jachères et l’agriculture biologique, moins productive de moitié pour les céréales à surface agricole équivalente. Produire est, petit à petit, devenu un tabou européen. « Il est symbolique de voir que, bien que l’agriculture représente un budget de 30 milliards €, soit la plus importante ligne budgétaire de l’Union européenne, Ursula von der Leyen n’ait pas prononcé une seule fois le mot au cours de ses deux discours sur l’État
de l’Union », regrette Arnaud Rousseau, un des vice- présidents de la FNSEA, le premier syndicat agricole français. Le sujet de la nourriture est devenu marginal. À tel point que l’Europe s’est engagée résolument dans la limitation des productions à long terme avec la déclinaison agricole de son Pacte vert, la stratégie dite Farm to fork (de la ferme à la fourchette), proposée par la Commission et votée en fin d’année 2021 par le Parlement européen. On y reviendra en détail. Mais avant d’en venir aux enjeux purement européens et aux questions qui s’ouvrent pour l’Union européenne, un état des lieux de la nouvelle situation géopolitique agricole mondiale s’impose. Car, en quelques jours, tout a basculé.

LA DÉFAILLANCE DES ACTEURS DOMINANTS

Avant la guerre déclenchée le 24 février 2022, la Russie et l’Ukraine comptaient, à elles deux, pour 30% des exportations mondiales de blé. Elles assuraient aussi un cinquième du commerce du maïs, 70% de celui de l’huile alimentaire de tournesol et des tourteaux qui en dérivent, essentiels pour l’alimentation animale. La puissance gazière russe conditionne aussi une maîtrise du marché des engrais, dont le méthane et l’azote sont les matières premières. Pour les acheteurs traditionnels, la disponibilité de ces produits s’est effondrée en quelques heures avec l’invasion russe de l’Ukraine. Il s’agit de pays qui, souvent, ne disposent pas de capacités de production suffisantes (sol, climat) pour nourrir leur population croissante. Les inquiétudes portent d’abord sur l’Afrique, le Moyen-Orient et le bassin méditerranéen. D’après l’ONU, quarante-cinq pays parmi les moins avancés importent au moins un tiers de leur blé d’Ukraine ou de Russie ; dix-huit d’entre eux en importent au moins 50%. Le Bénin importe 100% de blé russe. La Somalie se fournit à 70% en Ukraine et à 30% en Russie. D'autres comme le Soudan (75%), la République démocratique du Congo (68%) et le Sénégal (65%) s'appuient également beaucoup sur ces deux sources d'approvisionnement. « Un pays comme l’Egypte (102,3 millions d’habitants) consomme 21 millions de tonnes de blé par an, mais en importe 12,5 millions, détaille Arthur Portier, analyste du cabinet Agritel, spécialisé dans le commerce des céréales. Ce grain provient à 61% de Russie et à 23% d’Ukraine ».

Le blé est non seulement devenu rare, mais cher. Il a dépassé à plusieurs reprise 400 € la tonne depuis l’invasion : « Il a doublé depuis novembre 2021, alors qu’il était déjà à des niveaux insoutenables pour beaucoup de pays », note Arthur Portier. « Les prix des céréales ont déjà dépassé de beaucoup ceux du début du Printemps arabe et des émeutes de la faim de 2007-2008 ». Toutes les commodités agricoles suivent : colza, soja, maïs, huiles, sucre, etc. « L’indice des prix des produits alimentaires de la FAO a dépassé à la fin du mois de février 2022 les deux pics atteints lors de la crise économique et financière de 2008-2012, pics pourtant jugés insoutenables à l’époque », constatent les économistes Marine Raffray et Thierry Pouch, dans une note destinée aux Chambres d’agriculture françaises.

Blé rare, blé cher, marché inélastique car reposant sur la nécessité quotidienne de se nourrir. Un quart de la ration en calories de la planète provient du blé ! L'équation est insoluble pour des pays dépendants.


RESSOURCES LIMITÉES

Les solutions de remplacement aux blés russe ou ukrainien sont ténues. « La prochaine récolte dans le bassin méditerranéen sera affectée par la sécheresse, la Chine prévoit une mauvaise année pour le blé et en achètera massivement, l’Australie est inondée. L’Argentine envisage de garder ses stocks. Les ressources européennes – et surtout françaises – sont limitées. Il reste des stocks aux États-Unis, mais cela ne suffira pas. Il faut surveiller l’Inde, qui est devenue exportatrice » énumère Thierry Pouch, chef économiste des Chambres d’agriculture françaises (APCA). Il ajoute même que « tout se conjugue pour qu’un désastre ait lieu ». En Ukraine, c’est un désastre : « Nous estimons que les surfaces cultivables se sont rétrécies de 30% avec l’invasion russe. Dans le meilleur des cas, l’Ukraine produira 70% de ses récoltes habituelles. Nous ferons le maximum pour non seulement nourrir le pays mais aussi exporter vers les pays qui ont besoin de notre blé et de notre maïs. Mais des scénarios plus sombres estiment que, si la guerre se prolonge, l’Ukraine sauvera à peine la moitié de ses récoltes », alerte Mariia Dudik, directrice du Forum national agraire ukrainien.

UNE PRISE DE CONSCIENCE DOULOUREUSE AUSSI POUR L’EUROPE

La prise de conscience n’est pas seulement douloureuse pour les pays moins développés. L’Europe, qui s’interrogeait déjà sur des pertes de souveraineté alimentaire, a aussi pu prendre conscience de dépendances flagrantes à la Russie auxquelles elle s’est soumise. Engrais et gaz, d’abord. « Les cotations des engrais azotés sont à des niveaux inédits depuis le pic de 2008. Sur un an (janvier 2022 – janvier 2021), la hausse des intrants est de +20,6%. Elle se répercute sur toutes les filières agricoles, les grandes cultures (+27%), les herbivores (+17%), le maraichage et l’horticulture (+17,4%), ainsi que les granivores (+16,1%), étant particulièrement touchés. L’Europe est aussi importatrice de l’alimentation de ses porcs, de ses volailles, de protéines végétales. Pas seulement de Russie, bien sûr. Globalement, les produits destinés à l'alimentation, comme les tourteaux de tournesol, représentent 10,8 % de ses importations. Mais 40% du maïs consommé en Europe vient du bassin de la mer Noire.

LA MONTÉE D’UN EMPIRE AGRICOLE

Ce qui explose au visage du monde et de l’Europe, c’est la patiente montée en force céréalière russe, que l’Europe n’a pas su - ou pas voulu - voir. La superpuissance se mesure en millions de tonnes. En 2001, la Russie produisait 36 millions de tonnes de blé et n’en exportait quasiment pas. En 2006, elle atteignait 45 millions de tonnes, dont 11 millions de tonnes étaient exportées, représentant 11% des échanges mondiaux. Quinze ans plus tard, en 2020, la production dépassait 80 millions de tonnes ; 35 millions de tonnes vendues comptaient pour 21% des flux mondiaux. La Russie est désormais le plus important exportateur au monde. « Cela découle de la volonté de Vladimir Poutine de reclasser la Russie dans le monde, comme dans les domaines énergétiques ou militaires », analyse Sébastien Abis, directeur général du club Demeter, think tank dédié à la géopolitique agricole. « Car si pendant le siècle soviétique, la Russie a disparu de la carte géopolitique du blé, au mitan du XIXe siècle, elle tenait la moitié des exportations dans le monde » explique-t-il. Ces cinq dernières années, le gain annuel de la production russe, 35 millions de tonnes, équivaut à la production française, la plus importante d’Europe occidentale. « Avec ce blé, la Russie dispose d’une arme. On mesure mal, ici en Europe, à quel point », ajoute Arthur Portier.

OUTIL D’ALLIANCE

Le blé, une arme ? Oui, et à plusieurs titres. D’abord, parce que cette céréale – tout au moins sa disponibilité à des prix abordables – est la clé de la stabilité politique et sociale dans nombre de pays. Le blé russe tient désormais plus de place dans les échanges mondiaux que le blé américain, dont la part ne cesse de baisser (14%). « La nature a horreur du vide. L’Europe, si elle renonce à son rôle exportateur vers le bassin méditerranéen, verra la Russie prendre sa place, et, par la même occasion, détenir un moyen de contrôle des flux migratoires, qui découlent d'éventuelles émeutes de la faim. Comme pour le gaz, il suffit de fermer le robinet », pointe Sébastien Abis.

Ensuite, le blé est un outil d’alliances. La Russie est en train de nouer, avec la Chine, des accords pour rassasier son énorme appétit. Le terminal ferroviaire céréalier de Zabaikalsk, à 120 km de la Chine, ouvrira au troisième trimestre 2022. Les flux vont se développer rapidement. La Russie a aussi passé sur le blé un accord avec la Turquie, un de ses principaux clients. Cet accord est d’importance pour les deux parties. Pour la Turquie, parce qu’il en va de fournitures alimentaires vitales quand ses relations avec l’Union européenne sont perturbées. Pour la Russie parce que cela lui permet, via le détroit du Bosphore, d’expédier ses vraquiers partout dans le monde.

Enfin, le blé pourrait servir à la Russie à asseoir une puissance encore plus écrasante, ce qui éclaire d’une autre lumière le conflit avec l’Ukraine. « Si, à la Russie, on ajoute les tonnages du satellite kazakh et d’une Ukraine hypothétiquement sous contrôle, on obtient 40% des exportations mondiales de blé. Une hégémonie sur les estomacs de la planète », alerte Sébastien Abis. Il faut rappeler une évidence : le blé est la base de toutes les sécurités alimentaires et il compte
pour un quart de la ration calorique des humains. La population planétaire, faut-il le rappeler, ne cesse de croître. Elle atteindra 10 milliards d’êtres humains en 2050. On est en train de se poser la question de savoir comment on pourra en nourrir 7,5 milliards l’an prochain. Il faut le redire : la faim, l’insécurité alimentaire sont ferments de troubles civils et de migrations.

FARM TO FORK, STRATÉGIE CHAHUTÉE PAR L’URGENCE

Voilà la lumière à laquelle il faut désormais lire la stratégie agricole européenne à 2030, appelée Farm to fork. Elle découle de la volonté de parvenir à la neutralité carbone en 2050. Elle consiste, entre autres, à pousser à 25% la part de l’agriculture biologique, à ramener à zéro les importations de soja, à baisser de moitié les usages de pesticides et d’antibiotiques vétérinaires, de 20% les épandages d’engrais et à diminuer de 10% les surfaces cultivées sur le continent.

De l’avis du Copa-Cogeca, le grand syndicat agricole européen, du vice-président à la commission de l’agriculture et du développement rural du Parlement européen, Paolo de Castro, comme de nombreux économistes, la Commission européenne a fixé des objectifs de réduction des intrants « sortis du chapeau », sans étudier a priori ni les conséquences pour la production, ni les moyens et outils pour y parvenir. Elle n’a tenu aucun compte des alertes. » Les notes du Copa-Cogeca et des spécialistes sont parties à la poubelle, sous la pression des ONG », s’indigne Thierry Pouch.

Avant même la guerre, économistes, agriculteurs et spécialistes de la géopolitique tiraient la sonnette d’alarme sur les effets d’un tel plan. C’est un sacrifice économique à l’échelle du continent pour des effets environnementaux nuls, voire pire ! Les études économiques se succèdent, c’est à un désastre qu’il faudrait se préparer tout au long de la chaîne alimentaire si cette vision politique communautaire devait se concrétiser telle quelle.


DES ÉTUDES INQUIÉTANTES

Un corpus de quatre études complètes existe désormais. L’une a été produite par le département américain de l’Agriculture (USDA), parue en novembre 2020. Une autre a été émise discrètement au cœur de l’été 2021 par le Joint Research Center (JRC), un centre de recherche de la Commission européenne. Elle a été retenue un an tant elle est explosive.
L’Université allemande de Kiel s’est livrée à une réelle étude d’impact, à la demande de l’interprofession céréalière allemande. L’Université néerlandaise de Wageningen a aussi fait les comptes. Un point commun à ces quatre études : elles prévoient toutes de drastiques chutes de production. L’étude américaine anticipe une baisse globale des volumes
de nourriture pour le continent de 12%. L’étude JRC prévoit des baisses de 14% dans la production de viande, de 15% dans la production de céréales. Même baisse pour les oléagineux. Dégringolade de 13% pour les fruits et légumes, de 10% pour les produits laitiers, de 17,5% pour la viande bovine, un peu plus de 15% pour le porc et la volaille. L’étude de l’université de Kiel est encore plus sévère et prévoit moins 20% pour la viande et les céréales. L’étude de Wageningen envisage un effondrement d’un tiers de la production de vin, l’amputation d’un cinquième de la production de sucre et de 10% pour les céréales.

Corollaire : une hausse du coût de l’alimentation en Europe de 1 %, selon l’USDA. L’étude JRC chiffre l’inflation alimentaire à 12 %. Et pour l’université de Kiel, les hausses de prix atteindraient 12,5% pour les céréales et 58% pour le bœuf ! Et cela, explique Quentin Mathieu, responsable des études économiques pour la Coopération agricole, « sans prendre en compte les importations, qui dépasseraient les actuels quotas et seraient donc surtaxées... »

L’Europe ne pourrait plus compter sur elle-même pour se nourrir. Selon le JRC, les exportations passeraient de 27 à 15 millions de tonnes par an pour les céréales. Baisse aussi pour le porc, la volaille. La dépendance aux importations s’accroîtrait pour les oléo-protéagineux, les fruits et légumes, le bœuf !Pour l’Université de Kiel, c’est pire. La balance commerciale en céréales, excédentaire de 22 millions de tonnes pour l’Union européenne, plongerait dans le rouge de 6,5 millions de tonnes. Le déficit en fruits et légumes (10 millions de tonnes actuellement) ferait plus que doubler et passerait à 22 millions.

C’est terrible, constate Quentin Mathieu : « L’étude souligne en plus que, faute de traitements suffisants sur les plantes, on risque des pertes de récoltes et la baisse de qualité des aliments, avec des contaminations, ce qui pénaliserait à la fois les consommateurs européens et le reliquat d’exportations. » Pour Yves Madre, économiste et responsable du think tank FarmEurope, « c’est un plan digne du Soviet suprême. On fixe des objectifs et, ensuite, cela doit devenir ce qu’on a décidé. Pour la com’, c’est attrayant. Mais personne ne s’est demandé si c’était crédible, si cela nourrirait les citoyens européens. Qui peut se permettre de payer son alimentation 10% à 15% plus cher ? 75% à 80% de la population européenne n’en ont pas les moyens ! Et qui peut accepter qu’il y ait une alimentation à deux vitesses, avec du local pour les riches, et de l’importé pour les pauvres ? On ne va pas créer un système européen de l’assistanat alimentaire ! D’autant que cela financera d’autres agricultures, les études ne prenant pas en compte l’appel d’air qui sera créé en Europe pour les productions à prix compétitif venues d’ailleurs. »

« À la lecture de ces études, on peut penser que l’agriculture européenne va disparaître des écrans radar », se désole Thierry Pouch. « C’est terrible, car elle est la première exportatrice et la plus vertueuse au monde. C’est une fuite en avant environnementaliste ». Environnementaliste ? Il faut le dire vite. Les effets écologiques de la stratégie Farm to fork, quand on se penche dessus, sont navrants. L’étude européenne JRC expliquait, cet été, que les deux tiers des émissions de gaz à effet de serre non CO2 seraient simplement « exportés ». L’étude de l’Université de Kiel a augmenté le nombre de paramètres et affiné les calculs. « Farm to fork prévoit d’économiser 109 millions de tonnes équivalent carbone par an », dissèque Quentin Mathieu. « Mais les modèles montrent qu’en fait, 54,3 millions de tonnes sont des “fuites”, c’est-à-dire qu’elles sont déportées dans les pays tiers qui nous fourniront la nourriture que nous ne produirons plus. Cinquante autres millions sont invalidés par les dégagements de carbone dus au changement d’affectation des terres ». Traduction : on va saboter la souveraineté européenne, ne plus répondre du tout aux besoins mondiaux pourtant
accrus, pour ne rien économiser et même faire pire ! Le modèle Capri utilisé explique qu’il ne faut pas oublier le transport et la déforestation supplémentaire dans le monde, liés à la déprise agricole européenne. « Déporter les productions européennes vers des pays tiers fera augmenter la pression environnementale ailleurs », renchérit Yves Madre. « Même si nous imposons des critères verts pour nos importations, ce qui sera produit au Brésil pour la Chine le sera dans des conditions désastreuses. On s’achète une bonne conscience ». Il insiste, impitoyable : « On va mettre le bazar dans les marchés mondiaux en retirant les flux venus d’Europe. On laissera aux autres le soin de fournir. À quelles conditions ? L’Europe va entraîner tout le monde dans sa chute. »

Ce que le think tank européen dédié aux politiques de développement, European centre for development policy management (ECDPM) a résumé en une phrase, qui titre une note consacrée à Farm to fork : « Une Europe plus verte aux dépens de l’Afrique. »

ET MAINTENANT ?

Ce qui était déjà problématique avant la guerre en Ukraine est devenu catastrophique – sauf à défendre la décroissance mondiale, le repli européen et le chacun pour soi planétaire. Pour l’heure, face à la crise alimentaire, l’Europe a adopté des mesures d’urgence qui visent d’abord à éviter la faillite de ses agriculteurs, confrontés à la hausse exponentielle des coûts de production, notamment dans l’élevage, et à compenser une partie des dépendances aux protéines végétales en
provenance du bassin de la mer Noire : « Les mesures consistent, pour l’instant, à autoriser la culture de 4% de terres destinées normalement à la jachère », explique Quentin Mathieu. À chaque État de savoir à quoi il veut destiner ces terres ». Ce sont souvent des terres de qualité moindre, qui ne peuvent pas servir à la production de céréales, mais que l’on peut dédier à des cultures intermédiaires, à des protéagineux, peu gourmands en phytosanitaires et engrais, et qui
ramènent de l’azote, voire à du tournesol, qui ne nécessite que très peu de fertilisation et dont l’Europe est très dépendante.

Il y a aussi eu un le déblocage de 500 millions € d’aide d’urgence pour les agricultures des États membres, au prorata de leur importance agricole, dont les pays décident de l’affectation. La France va soutenir son élevage, la Pologne l’affectera à l’aide à l’achat d’intrants et de fertilisants », détaille Quentin Mathieu. Aides au stockage privé pour la viande, possibilité de déplafonner certaines aides et soutien de façon unilatérale, sans être accusé par l’Europe de distorsion de concurrence, voilà qui fait aussi partie de la palette de réponses. La Commission encourage par ailleurs les États membres à prioriser, dans leurs Plans stratégiques nationaux, les investissements permettant de réduire la dépendance aux énergies fossiles et aux intrants.

REVOIR « FARM TO FORK »

Reste évidemment le point le plus sensible : la stratégie Farm to fork. Ce plan n’a pas encore trouvé de déclinaison législative. Le travail des élus européens doit maintenant consister à ramener au sol, à ancrer un souhait qui manque des plus évidents principes de réalité.

« La stratégie Farm to fork n’est pas abandonnée, mais elle est en suspens », note Quentin Mathieu. Il y a eu un retour brutal au réel, des alertes de la FAO, de l’ONU sur les famines à venir : l’Europe ne peut pas se permettre de ne pas jouer son rôle. Planifier une baisse de 10 à 12% des volumes de nourriture, de 20% pour les céréales, cela ne fait clairement plus partie des objectifs raisonnables. On sent bien que l’échéance 2030 n’a plus de sens dans un contexte de crise alimentaire mondiale ». Arnaud Rousseau, à la FNSEA, constate : « Nous avons été nombreux à crier et alerter dans le désert. La fin de l’histoire alimentaire n’existe pas. Il y a toujours des crises, des guerres, de mauvaises récoltes, des antagonismes entre pays qui enrayent la machine alimentaire. Faire comme si
tout était acquis pour nous et pour le reste du globe, c’est courir au drame. »

Pour autant, une crise n’annule pas l’autre. La faim qui monte ne fait pas disparaître le changement climatique et les atteintes à la biodiversité. Les objectifs environnementaux de réduction des usages de phytosanitaires, d’engrais qui émettent des gaz à effets de serre restent primordiaux. Que doit faire l’Europe ? Considérer, sans doute, que ces objectifs ne peuvent être les seuls pris en compte, décorrélés de leurs effets sur la production, sur la stabilité alimentaire du monde. En une phrase : elle doit s’interdire de diminue ses productions. Ce qu’elle ne cultivera pas manquera à un
point ou à un autre du globe à un moment quelconque, ce qui fera monter les cours. Elle ne peut se permettre de faire moins, elle est contrainte de faire mieux. L’Europe doit mettre en face de chaque objectif chiffré les moyens précis pour les atteindre, tant en termes d’investissement, d’accompagnement des filières, que d’itinéraires techniques. Se fixer des buts atteignables plutôt que de rêver des idéaux hors-sol qui s’écraseront contre le mur de la réalité. Se faire violence, aussi, pour reconsidérer l’agronomie, l’innovation, la recherche et ce qu’il leur faut de temps pour trouver des solutions comme des données incontournables. Cesser de se laisser aller aux détestables sirènes anti-progrès qui refusent en bloc la sélection variétale, l’édition génomique, l’agriculture connectée, la gestion de l’eau, alors qu’elles recèlent une partie des réponses au « en même temps » de la production et de l’écologie. Peut-être faut-il tordre le cou aux tentations décroissantes que l’on caresse généralement lorsqu’on a l’estomac plein, comme en Europe par exemple. Les habitants de la planète ont besoin de 1500 à 2000 calories par jour et cela nepeut, en aucun cas, souffrir de variables d’ajustement. Les échanges alimentaires constituant un des moyens les plussûrs de garantir la paix, le calme civil et de se prémunir de migrations incontrôlables, on doit recommencer àconsidérer l’agriculture comme un élément de diplomatie et de géopolitique. L’Europe est là dans une position de force. Il faut, enfin, établir un ordre dans les priorités humanistes. On ne sauvera pas le climat et l’écosystème de la planète avec des Humains affamés.

Emmanuelle Ducros


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