Stand-by pour les retraites : qui perd, qui gagne ?

Les Français ne sont pas égaux face à la retraite, et la crise sanitaire n’a fait que reculer la réforme salutaire à engager pour rééquilibrer les gains et les pertes pour les Français.

Par Jacques Bichot.

Le projet de réforme des retraites préparé à la demande du Président de la République a été gelé lorsqu’il a fallu s’occuper d’un problème urgent et sérieux : gérer la crise sanitaire due à l’arrivée inattendue d’un virus assez dangereux, qui a rapidement essaimé sur la plus grande partie de la planète.

Premiers gagnants français : la présidence, le gouvernement et le Parlement

D’une certaine manière, ce coronavirus a tiré une épine du pied du président : celui-ci avait obtenu à l’arraché un vote positif de l’Assemblée nationale, mais le projet suscitait beaucoup de mécontentement, particulièrement chez les travailleurs qui disposent d’un statut très avantageux en matière de carrières et de retraites, et sont assez fortement syndicalisés. La mise en œuvre de ce projet de réforme aurait donc fait descendre dans la rue des manifestants rôdés aux techniques de protestation contre les projets susceptibles de porter atteinte à leurs privilèges.

La pandémie a offert à nos gouvernants l’occasion d’abandonner ce projet conflictuel. Elle a ainsi évité bien des tracas aux locataires de l’Élysée, de Matignon et d’autres palais nationaux. Certes, le covid a causé beaucoup de problèmes à nos dirigeants, mais il a également suscité une sorte d’union sacrée contre le méchant virus. Pour une fois, on pouvait dire : gouvernants et gouvernés, même combat !

Râleurs, les Français ont évidemment continué à critiquer quelque peu leurs dirigeants, mais sans avoir vraiment le cœur à l’ouvrage : pour l’essentiel, ils étaient d’accord sur la nécessité de mesures pas très agréables, mais dont leur président et ses ministres prenaient soin d’expliquer l’utilité.

Le coronavirus a donc créé une sorte de lune de miel entre pouvoir et administrés, période d’entente nationale entre les différentes composantes du pays, juste légèrement perturbée par quelques inévitables querelles d’amoureux.

Seconds gagnants : les bénéficiaires de régimes spéciaux

Les Français ne sont pas égaux face à la retraite : les fonctionnaires et plus encore les salariés de quelques institutions dotées de régimes spéciaux ont, sauf exception, un net avantage par rapport aux personnes qui relèvent du régime général. Une grande partie de ces avantages tient au fait que les fonctionnaires, les cheminots, les agents de la RATP, et quelques autres, bénéficient d’une pension basée sur leur rémunération de fin de carrière.

En revanche, pour les salariés ordinaires, la prise en compte de toutes les rémunérations, y compris celles de début de carrière, généralement plus faibles, tirent vers le bas le montant de la pension. Le fonctionnaire et l’agent de la SNCF perçoivent donc une pension nettement supérieure à celle d’un salarié du privé ayant eu exactement les mêmes rémunérations.

Ce privilège n’aurait sans doute pas été brutalement supprimé par la loi retraites si ce projet n’avait pas avorté mais, à terme, cheminots, fonctionnaires et quelques autres corporations auraient été alignés sur le régime général.

La pandémie, alliée providentielle des privilégiés de la retraite, leur a donc évité, non certes une « nuit du 4 août », mais une extinction progressive de leurs avantages. Des millions de fonctionnaires et de travailleurs rattachés à l’un de nos régimes spéciaux peuvent donc remercier in petto le virus qui a, au moins provisoirement, sauvegardé leurs privilèges.

Une grande perdante : la France

L’abandon de la réforme n’est pas certain : la réélection de l’actuel président de la République est assez probable, et un président confirmé dans ses fonctions pourrait bien s’atteler à la réforme des retraites. Dans ce cas, les catégories professionnelles actuellement privilégiées en matière de retraites rentreraient dans le rang, quoique sans doute assez progressivement.

Alors, tout serait pour le mieux ? Que nenni ! pourquoi ? Parce que la réforme à demi votée avant l’irruption du coronavirus est loin d’être une bonne réforme. Or la France aurait intérêt à montrer une vraie capacité réformatrice en matière de retraites, au lieu de se contenter d’une sorte de plagiat de la réforme réalisée par la Suède il y a quelques décennies.

Et il faut bien se rendre compte qu’après avoir fait avaler aux Français une grande réforme à la suédoise, il faudra laisser beaucoup d’eau couler sous les ponts avant d’entreprendre une autre grande réforme – une réforme originale et respectueuse des réalités.

En effet, la Suède en est restée au principe selon lequel on prépare sa propre retraite en payant celle de nos aînés. La sottise d’un tel principe a été, il y a des décennies, dénoncé par un démographe particulièrement intelligent, Alfred Sauvy.

Le créateur de l’INED – l’Institut national d’études démographiques – l’a dit de manière simple et lumineuse :

Nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants.

Cette phrase expose en quelques mots une réalité absolument certaine : ce qu’un travailleur de trente, quarante ou cinquante ans verse à une caisse de retraite sert juridiquement à lui procurer des droits à pension, mais ce faisant le droit fait le grand écart avec la réalité.

En réalité, procurer des retraites en or massif à nos anciens ne sert à rien économiquement pour ce qui est de préparer notre propre retraite : ce qui la prépare, c’est la procréation et l’éducation des enfants.

Si d’aventure le texte de loi concocté au début du premier quinquennat Macron était remis en selle lors du second quinquennat, la France perdrait pour des décennies la possibilité de passer du système actuel, sottement copié sur celui de Ponzi, à un système rationnel, où les droits à pension seraient tous attribués en raison de la contribution apportée à la mise au monde et à la formation des futurs cotisants.

Autrement dit, la France est dans une situation qui confirme le proverbe selon lequel le mieux est l’ennemi du bien. En matière de retraites, un petit mieux, comme la loi concoctée avant l’irruption du coronavirus, est l’ennemi d’un grand bien, à savoir une vraie réforme des retraites, une réforme basant enfin l’attribution des droits à pension sur les contributions apportées à l’investissement dans la jeunesse.

Jacques Bichot est l’auteur, avec Jean-Baptiste Giraud, de Dernière crise avant l’apocalypse, publié aux éditions Ring en septembre 2021.


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